Interview : Kamel Daoud

Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien. Après une carrière au Quotidien d’Oran ponctuée par la rédaction de nombreuses chroniques, il se voit décerner le prix Goncourt du premier roman en 2015 pour Meursault, contre-enquête. The TSEconomist est allé à la rencontre de cet écrivain et vous propose dans les lignes qui suivent une réflexion sur notre rapport à l’identité et à la littérature.

L’identité nationale se construit à partir d’imaginaire, de certains actes marquants, de l’interprétation que l’on en fait, ou du souvenir qu’il en reste. Pourquoi, d’après-vous, ce sont les images et les récits plutôt que les idées qui contribuent le plus à la fabrique de l’identité nationale ? (Mehdi)

Je pense que l’imaginaire conditionne l’idée que l’on se fait de sa propre identité parce que c’est ce qui se transmet en premier dans le milieu familial. Les histoires qu’on nous raconte nous font rêver. La mémoire et l’identité sont d’abord transmises par le milieu familial, par les parents, les grands-parents, les gens autour de vous. Cela commence avec des récits, des histoires, des souvenirs, des images, avant d’arriver à l’âge où on peut conceptualiser, avoir des idées, à partir de vingt ans ou plus tard.

L’identité c’est d’abord des mémoires, des sculptures, de l’art, avant d’être des idées.

Vous avez dénoncé, lors de votre venue à Toulouse, le silence pesant qui avait fait suite à la guerre civile en Algérie. Vous avez encouragé les algériens à en parler, en reconnaissant que cela n’était pas chose facile. Pourquoi la littérature, qui semble la plus apte à briser ce silence – à travers la fiction notamment – a tant de mal à le faire, encore à ce jour ? (Rémi)

Je pense qu’il y a plusieurs raisons à ce silence-là. D’abord, cela peut être expliqué par la proximité. C’est une guerre qui vient de finir il y a à peu près dix ans et on en voit encore les séquelles. La deuxième raison, c’est que je pense que les imaginaires ne se commandent pas. On peut vouloir rêver mais on ne commande pas le menu de ses rêves. C’est lié à votre capacité à admettre les refoulements, à imaginer, à supporter la douleur de l’expression, dire les choses qui vous ont fait mal. La littérature c’est une façon de rêver et le rêve ne se commande pas.

C’est aussi dû au fait que c’est une guerre qui reste encore inexplicable. Dans une guerre classique, on sait qui est coupable, on sait qui est tueur, on identifie le mort. Dans les guerres civiles, il est très difficile de savoir qui est coupable même si schématiquement on peut dire que ce sont les premiers qui ont attaqué les deuxièmes ou que ce sont les deuxièmes qui ont déposé des bombes en premier etc. La vérité est alors très floue et la responsabilité l’est encore plus.

La troisième raison est qu’il faut que ce travail ne soit pas uniquement fait par la littérature mais aussi par les institutions – je parle de l’école, des médias, des historiens, des élites universitaires.
Je pense aussi que c’est lié à l’histoire immédiate de l’Algérie. Ce pays a été saigné de ses élites parce que c’est une guerre qui a pris en sandwich les élites qui étaient très peu autonomes. Beaucoup de gens sont partis, beaucoup de gens ne veulent plus revenir sur cette guerre car ils reviennent sur les raisons de leur départ, sur une douleur intime et personnelle.
Il y a aussi une autre raison liée au système d’intérêt éditorial. On peut écrire sur la guerre d’Algérie, encore faut-il que cela intéresse le marché éditorial français.

Vous avez soutenu à maintes reprises que dans le monde dit arabe, on ne parlait pas l’arabe littéraire qui est réservé aux plus érudits. Pour parvenir à une démocratisation de la culture, est-ce que vous pensez qu’il faille passer par un enrichissement de l’arabe dialectal ou par une vulgarisation – au sens de simplification – de l’arabe littéraire ? (Mehdi)

Je n’aime pas certaines expressions, comme “arabe littéraire”, car cela veut dire que l’autre est un arabe de rue, un arabe plébéien. Il n’y a pas d’arabe « littéraire ». Il y a la langue arabe et il y a les langues algériennes comme le tamazight, darija et autres. Je n’aime pas cette hiérarchie de caste qui consiste à dire qu’il y a une langue classique, une autre qui ne l’est pas. C’est comme si je disais “En France, vous parlez Latin, et vous parlez un latin de rue – à propos du Français”. Ce n’est pas le cas. Dans le monde dit arabe, personne ne parle arabe. Chaque pays parle sa propre langue. Ce ne sont pas des langues institutionnalisées. Il y a un grand linguiste en Occident qui disait qu’une langue est un dialecte avec une armée, ou un Etat, qui est derrière. Donc si ces langues-là avaient un pouvoir politique, si on avait un roi avec une académie des langues algériennes, nous aurions eu des langues algériennes et aussi la langue arabe. Je ne suis pas quelqu’un qui refuse la langue arabe, mais ce que je n’aime pas c’est l’usage idéologique, identitaire et de caste que l’on en fait. Je n’aime pas qu’il y ait une sorte de hiérarchie des langues. Les expressions, qu’elles soient artistiques ou d’idées… il y a une loi de la nature : elles viendront. Elles se sont exprimées en arabe dit « littéraire » il y a quelques siècles, elles s’expriment en d’autres langues, maintenant en Français ou en Anglais ou en Chinois, et je pense que dans notre propre pays, avec la consolidation de l’Etat nation, avec la consolidation de l’identité, nous allons enrichir nos propres langues et nous allons y exprimer nos idées. Déjà, les chansons qui nous touchent le plus en Algérie, ce ne sont pas les chansons chantées en arabe mais celles chantées en tamazight, en algérien ou en oranais comme le raï. La chanson exprime d’ores et déjà ce que nous ressentons, cette chaire et ce corps qui sont niés par un clergé. J’éclaircis mes positions : je ne suis pas contre la langue arabe. L’arabité m’appartient, et je ne lui appartiens pas. C’est ce que je répète souvent. Je suis contre l’usage idéologique, contre l’usage de caste et de domination de cette langue. Ce n’est pas nous qui excluons la langue arabe de notre patrimoine mais c’est elle qui nous exclut.

Vous avez dit, et même écrit, que l’écriture était la seule ruse contre la mort. Est-ce que vous concevez l’écriture comme une ruse qui permet d’avoir le dessus sur la mort – grâce à la postérité par exemple – ou est-ce que la ruse c’est d’utiliser la mort comme le moteur de l’écriture ?(Rémi)

La littérature assure la postérité mais aussi l’antériorité. C’est à dire, la mémoire, et la mémoire transmise. On me pose souvent cette question sur cette expression sur ce roman-là, Zabor, où j’ai parlé de l’écriture comme étant une des rares ruses contre la mort. Effectivement, vous lisez les œuvres, vous parlez à quelqu’un qui est mort depuis mille ans. Parce que vous en lisez les œuvres et vous allez écrire peut-être un livre que des gens qui ne sont pas encore nés vont lire. Je pense que dans notre pratique, l’art, la littérature, l’image, l’icône sont ce que nous avons trouvé comme moyens pour surmonter le temps et la distance. Je peux discuter avec vous alors que je n’ai jamais eu l’occasion de vous rencontrer parce que vous me lisez, ou bien le contraire. Je peux mourir, et continuer cette conversation et ainsi de suite. Donc c’est une forme d’éternité maîtrisée. C’est une forme de prière qui ne demande pas la soumission et ça, c’est quelque chose de très important. Maintenant pour la mort, je pense que la mort est fondamentale pour toutes les cultures. La redéfinir, ne pas l’affronter, en parler, la mettre au centre de notre culture n’est pas quelque chose de pathologique. La mort est essentielle, la mort est là. On parle du mystère de la mort, mais ce qui est inexplicable c’est la vie, pourquoi nous sommes là. La mort c’est une fin en soi mais autour de ce vide on peut construire l’intensité de la vie, la précarité de la vie, l’inexplicable et l’absurde de la vie, la chance unique d’être vivant. Autant de choses qui peuvent être construites autour de ce puits sans fond qu’est la mort. C’est une réflexion essentielle pour la civilisation. On a commencé à être des êtres civilisés lorsqu’on a inventé la sépulture, c’est à dire lorsqu’on a plus ou moins donné corps au vide.

On vous a souvent demandé quelles étaient vos habitudes d’écriture, vos rituels, la vitesse à laquelle vous écrivez. Pourriez-vous nous parler de Kamel Daoud lecteur ? (Mehdi)

Je lisais énormément. Je suis d’abord un lecteur. J’aurais voulu être un lecteur toute ma vie. Maintenant je suis devenu écrivain parce que parfois j’ai envie de lire certains livres que je ne trouve pas donc je finis par les écrire ou par en rêver. Pour moi, le rare moment d’apesanteur c’est de choisir un livre et de le lire. Je n’aime pas, par exemple, lire sur commande. Je n’aime pas lire un livre car il vient d’être publié, et ensuite avoir un avis sur ce celui-ci. J’aime les digressions. J’aime beaucoup relire. Je relis Borjes souvent, Marguerite Yourcenar très souvent, Michel Tournier encore plus souvent. Je suis un grand relecteur. Je lis lentement les nouveautés. Rarement d’ailleurs les nouveautés. Mais je relis énormément les classiques. Ce que j’aime c’est cette liberté de choisir un livre que personne ne m’a commandé, dont personne n’attend de moi une fiche ou un avis. Et je lis parce que ça me permet de me libérer, de sentir de l’apesanteur, de sentir de la récréation, du divertissement, du ludique, de l’allégement, du plaisir. La lecture pour moi c’est un exercice, comme l’écriture d’ailleurs, un exercice fondamentalement ludique. 

L’écriture est la victoire, ou l’illusion d’une victoire de l’ordre sur le désordre. Vous avez confié que l’addiction à l’écriture vous est dictée par une sorte de nécessité, de tension, de rythme. Le plaisir d’une mise en ordre. La lecture est-elle pour vous une expérience du temps, un moyen d’échapper à l’absurdité du monde, l’exercice d’une liberté ? Aussi, pouvez-vous préciser ce côté ludique de la lecture ? Lire, est-ce faire l’expérience de sa liberté, d’engager un dialogue avec les morts ? (Rémi)

C’est une sorte d’intimité partagée. Lire c’est partager l’intimité du monde, c’est à dire saisir l’intimité de quelqu’un que je n’ai jamais croisé, qu’il s’appelle Dostoievski ou Nabokov. Que je n’ai jamais connu, que je n’aurai jamais l’occasion de connaître. Pourtant je suis dans une sorte de partage intime absolu. Ça c’est la première des choses.

La deuxième c’est que j’ai une sorte d’intolérance au temps qui passe et la lecture me permet justement d’avoir cette illusion d’échapper au temps, à cette mécanique du temps. Un des premiers romans qui m’avait fasciné c’était La machine à explorer le temps, bien entendu. Le paradoxe du temps est incroyable. La lecture permet cette illusion de suspendre le temps, de vivre une autre vie. Nous n’avons pas l’occasion de beaucoup voyager, comme vous le faites, pour des problèmes de visa, d’économie, d’argent, etc. Lire c’est être partout quand on le veut et c’est quelque chose de fondamental. C’est aussi ce côté ludique qui est intéressant, c’est d’être allongé, de se désincarner par l’alphabet, et de pouvoir voyager. Imaginez, j’habitais un petit village où on n’avait pas beaucoup l’occasion ni de bouger, ni d’aller plus loin que quinze kilomètres et d’un coup je lis sur les îles, je relis Jules Verne, les voyages vers l’espace. J’étais un amateur incroyable, inconditionnel de la science-fiction. Tout cela m’a apporté la désincarnation, l’apesanteur et le sentiment de vivre plusieurs vies. Peut-être que la réincarnation existe : il suffit d’ouvrir les livres.

On peut constater dans votre œuvre et dans vos interventions un certain optimisme quand vous évoquez le futur des sociétés du monde arabe. Quels sont les éléments qui vous laissent penser qu’une évolution des conditions de vie et des mentalités est possible malgré le verrouillage du système politique qui s’est déjà accaparé les médias, l’éducation, et la religion notamment. (Mehdi)

Je fais plus confiance à l’Homme qu’à l’histoire. Je pense que d’un point de vue logique, nous avons toutes les raisons de désespérer. Nous avons des économies de rente, une population qui a été repoussée vers l’ignorance, vers la démission, vers la croyance plutôt que la citoyenneté. Nous avons des élites qui ne sont pas autonomes, donc qui n’ont pas les moyens d’agir sur le réel, qui ont perdu leur légitimité, qui sont parties, ou qui sont impuissantes en restant sur place. Donc il y a autant de raisons de désespérer. Mais d’un autre côté, je ne suis pas d’un naturel optimiste par raison, mais par colère, par sentiment de dignité. Je me dis, puisque je suis vivant, plutôt être vaincu à la fin qu’au début. Si je suis vaincu au début, qu’est-ce que je vais faire des années qui me restent ? Autant continuer. J’ai des enfants, et j’espère mériter, dans leur mémoire, l’idée que je me suis un peu battu, que j’ai défendu l’idée de liberté et de dignité. Je ne dis pas qu’on va forcément réussir. Mais, vous savez, je suis un grand lecteur d’histoires. Et lorsque je lis des romans fabuleux comme L’œuvre au noir de Yourcenar, je me dis que nous sommes dans ces époques médianes, qui sont douloureuses, mystérieuses, énigmatiques, injustes et inquisitoires, mais qui sont les prémices d’une société qui va venir, peut-être pas prochainement – à l’échelle d’une vie, on désespère –, mais dans un siècle ou deux. Il faut y croire, peut-être que c’est une manière de ne pas mourir absolument et bêtement.

Pour terminer, au-delà de votre statut d’écrivain, vous n’hésitez pas à intervenir régulièrement dans l’espace public. Est-ce que vous pensez aujourd’hui qu’il faut renouer avec la figure de l’intellectuel engagé ?

Est-ce qu’on peut se désengager ? Je ne crois pas. Moi j’aurais voulu avoir beaucoup de livres, vivre dans un pays stable, avoir des jardins à côté de moi, être riche pour ne pas penser à l’argent. Je ne me serais alors jamais engagé. Comme disait quelqu’un, il faut avoir un pays pour avoir une maison, donc j’aurais voulu avoir une maison avant, mais il faut un pays tout autour. On ne peut pas se désengager. Renouer avec la figure de l’intellectuel engagé… Il ne s’agit pas de renouer car cela nous est imposé. Si j’étais un écrivain russe à l’époque du bloc communiste, et que j’avais ma liberté, j’aurais écrit des livres. Mais quelqu’un comme Soljenitsyne ou d’autres sont attaqués dans leur liberté d’écrire et de lire, donc ils se retrouvent à défendre l’idée de liberté, et sont donc engagés malgré eux. On ne s’engage pas parce qu’on en a envie. On s’engage car cela est inévitable. Qui parle de l’avenir maintenant ? Les populistes. Qui promet le salut et la réponse ? Les populistes. Qui se donnent le droit de discourir sur le statut de la femme, la procréation, l’avortement, la migration, le rapport à l’autre, l’altérité ? Les populistes. Nous avons peut-être besoin de récupérer ce droit à la parole que les populistes maintenant ont pu récupérer à leur avantage.

propos recueillis par Mehdi Berrada et Rémi Perrichon

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