Au sein du continent européen, l’existence de la Zone Euro offre la possibilité d’effectuer des transactions à l’aide d’une devise commune à 19 pays. Avec les récents problèmes des crises de la dette de certains États membres, le scepticisme autour de l’union monétaire s’est accru cette dernière décennie. Cela alimente le débat économique autour des régimes de taux de change.
Les deux options s’offrant à un État, le taux de change fixe ou le taux flottant, présentent chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Dans le cas d’un régime de change fixe, les coûts des transactions commerciales ou des investissements sont réduits. Pour des pays qui échangent beaucoup entre eux cela peut être d’une importance considérable. Un second avantage est la facilité pour les agents économiques de faire des prévisions sur les cours de change. Au contraire, l’incertitude autour des fluctuations d’une devise flottante peut s’avérer problématique (réduction des investissements directs et des échanges).
En contrepartie, un État qui adopte un taux de change fixe se voit dans l’obligation d’accumuler des réserves de devises étrangères, en particulier si des forces poussent la monnaie nationale à se déprécier. L’autre problème important est la perte d’indépendance de la politique monétaire, laquelle devient conditionnée au maintien de la stabilité du taux de change.
Dès lors, il semble légitime de se demander si, dans le cas européen, les dix-neuf pays qui ont décidé de passer à l’étape ultime qu’est l’union monétaire tirent vraiment parti de cette intégration monétaire.
Une théorie influente
La théorie économique des zones monétaires optimales (optimum currency areas) a été développée par Robert Mundell, Robert McKinnon et Peter Kenen dans les années 1960. Elle apporte un éclairage intéressant sur les raisons justifiant l’adoption d’une monnaie commune. Essentiellement, cette théorie établit qu’une zone monétaire considérée comme optimale (ZMO) est telle que les coûts des chocs asymétriques sur l’économie y sont minimisés. Par choc asymétrique, on entend ici un facteur externe qui vient affecter différemment deux régions, soit l’une positivement et l’autre négativement. Six critères, trois de nature économique et trois d’ordre politique, permettent d’établir ce qui fait d’une union monétaire une ZMO.
Le premier critère fait référence à la mobilité des travailleurs. Il est développé par Robert Mundell, premier auteur à formuler la notion de ZMO. Au sein des États membres d’une telle union, la facilité de déplacer les facteurs de production permettrait de contrer plus efficacement les chocs asymétriques. Par exemple, la réallocation des facteurs d’un pays où sévit le chômage vers un autre où l’inflation est forte aurait un effet positif pour les deux membres.
Pour sa part, Robert McKinnon considère que des États très ouverts au commerce et effectuant beaucoup d’échanges entre eux forment une ZMO. Le raisonnement tient au fait que, lorsque deux pays échangent beaucoup, les prix des biens, qu’ils soient domestiques ou étrangers, finissent par devenir équivalents. En d’autres termes, les prix sont plus flexibles de sorte qu’un changement de taux de change n’a presque aucun effet sur la compétitivité. Dans ce cas, l’adoption d’une monnaie commune ne restreint pas vraiment l’indépendance de la politique monétaire.
Le critère établi par Kenen touche quant à lui à la diversification de la production. Son idée peut se résumer assez simplement : une économie qui repose essentiellement sur un unique secteur d’activité serait plus susceptible de souffrir d’un choc asymétrique. L’exemple des pays africains riches en ressources naturelles, au sein desquels l’essentiel de la production repose sur l’extraction de ces ressources, semble être une bonne illustration de ce propos. Une chute du prix du pétrole, affecterait par exemple négativement les membres de l’OPEP alors que les autres pays verraient leurs coûts de transport réduits, créant ainsi un choc asymétrique. Ce choc sera de faible importance dans des États pour lesquels la production s’étend sur un plus large éventail de domaines et dans lesquels l’économie est d’une structure similaire.
Les trois autres critères pour définir une ZMO sont de nature politique et sont proposés par Richard Baldwin et Charles Wiplosz. En premier lieu, les membres de l’union monétaire se doivent de compenser financièrement leurs partenaires lorsqu’ils sont dans le besoin. Autrement dit, les membres connaissant un boom économique inflationniste peuvent transférer des fonds aux pays en récession, fonds qui contribueront à redresser l’économie de ces derniers.
Par ailleurs, il n’existe pas vraiment de manière unique de réagir aux variations soudaines de l’économie. Certains pays vont préférer favoriser les exportateurs en optant pour un taux de change faible alors que d’autres viendront en aide aux consommateurs en haussant leur pouvoir d’achat. Il est donc nécessaire, au sein d’une union monétaire, de faire en sorte que les différents membres s’entendent sur la politique monétaire à adopter.
Enfin, le dernier critère concerne l’intégration politique entre les membres. Si il est normal que les conséquences des chocs économiques (même s’ils sont symétriques) créent des tensions politiques entre les membres, ces derniers doivent toutefois être en mesure d’accepter les coûts générés par les fluctuations économiques au nom d’une «destinée commune».
La Zone Euro, remplit bien deux de ces six critères (diversification et ouverture) mais semble particulièrement échouer sur le critère relatif à la mobilité des travailleurs. En effet, dans presque tous les pays de l’UE (la Belgique faisant ici cas d’exception), la proportion d’immigrants en provenance d’autres pays membres est faible par rapport au nombre total d’immigrants. C’est donc dire que peu d’Européens profitent de l’opportunité que leur offre le marché commun de se déplacer librement entre les frontières. L’union monétaire ne remplit pas non plus les conditions nécessaires à un système de transfert fiscal adéquat.
Par ailleurs, les critères politiques, moins faciles à évaluer, ne permettent pas de tirer de conclusion tranchée quant aux bénéfices de l’intégration monétaire. C’est justement ce manque de potentiel analytique qui explique pourquoi cette théorie a perdu en popularité dès la fin des années 1980. En particulier, les auteurs du rapport «One Money, One Market» (1990) estiment que les bénéfices de l’intégration monétaire sont fortement sous-estimés par les critères de la théorie des ZMO.
Vers une «nouvelle» théorie des ZMO
Bien que la «vieille» théorie de Mundell, McKinnon et Kenen soit difficile à évaluer, leurs critères restent encore étudiés aujourd’hui. Avec les progrès de l’économétrie et de l’accessibilité des données, certains critères ont pu être testés empiriquement. Une seconde vague d’intérêt pour l’étude de l’union monétaire européenne dans les années 1970 a redirigé le consensus vers les avantages visibles de l’intégration économique du continent.
Tel qu’espéré, l’adoption de la monnaie commune a effectivement conduit à une intensification des échanges commerciaux entre les États membres. Les études sur le sujet tendent à confirmer que les échanges bilatéraux ont crû de 5 à 10% de plus parmi les membres de la Zone Euro que parmi les pays qui n’en font pas partie dans la décennie suivant l’adoption de la devise. Par ailleurs, l’Euro a également stimulé le commerce avec des États en dehors de la zone.
En termes d’intégration économique, les évidences empiriques démontrent que la hausse des investissements directs étrangers (IDE) et celle du nombre de fusions et d’acquisitions d’entreprises dans la Zone sont attribuables à l’adoption de la monnaie commune. En outre, l’intégration monétaire aurait entraîné une hausse d’environ 50% des IDE dans le secteur manufacturier.
L’un des avantages indéniables de l’existence de l’euro demeure son statut de seconde devise de référence dans le monde. Grâce à l’intérêt de plusieurs pays pour la devise, l’euro a des cours relativement stables et subit donc peu de fluctuations importantes qui pourraient avoir des effets néfastes sur l’investissement. La Banque Centrale Européenne jouit par ailleurs d’une grande crédibilité à l’international et parvient à stabiliser l’inflation dans une région où les situations nationales sont pourtant hétérogènes.
Ainsi, bien que la Zone Euro ne satisfasse pas tous les critères de la théorie des ZMO, elle demeure une union monétaire qui fonctionne et qui a su bénéficier des avantages d’une plus grande intégration économique. Faire partie d’une union monétaire peut donc être bénéfique pour chacun des États Européens. Par ailleurs, ces bénéfices s’observent ailleurs. Prenons l’exemple de la Californie : ce sont probablement les avantages de l’intégration dans la zone monétaire du dollar américain qui expliquent que, malgré une croissance économique différente de celle du reste des États-Unis dans son histoire récente, l’État n’ait jamais vraiment pensé à adopter sa propre devise. Face à la montée des partis « séparatistes » en Europe, il semble ainsi important de rappeler que l’intégration monétaire présente certains avantages auxquels le retour aux monnaies nationales mettrait un terme …
par Sébastien Montpetit